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Plusieurs courants faisant partie ou se revendiquant de l’héritage des Gauches Communistes ont défendu une vision du Mode de production capitaliste (MPC) évoluant en deux phases : l’une ascendante et progressiste, l’autre qualifiée de période de décadence.

Selon les groupes, le contenu de cette phase de décadence était assez différent : correspondant à un ralentissement dans le développement des forces productives pour le Courant Communiste International ; signifiant un développement des forces productives menaçant la survie de l’humanité par son caractère destructeur pour Perspective Internationaliste.

Aujourd’hui, dans le cadre de sa réflexion théorique, Grand Large-critique souhaite rouvrir le débat de la périodisation du MPC. Continuons-nous à penser l’évolution du MPC en phases ? Et continuons-nous à envisager la première phase de développement des forces productives comme positive et émancipatrice pour l’humanité ? Ceci nous renvoie d’une part à la compréhension de l’évolution du MPC, de sa dynamique profonde et, d’autre part, nous amène à réinterroger la notion de progrès.

Depuis l’aube de l’humanité, l’activité de l’être humain est mue, entre autres, par la pulsion épistémophilique, c’est-à-dire, par la curiosité, l’envie de découvrir, de savoir. De plus, l’être humain  a toujours cherché à améliorer ses conditions d’existence et de travail afin d’adoucir la précarité de l’une et la pénibilité de l’autre. C’est ce qui a donné lieu à des inventions dont certaines ont marqué un tournant dans l’évolution humaine : le feu, l’outil, la roue, … pour n’en citer que quelques-unes. L’histoire de l’humanité est ainsi l’histoire des innovations et transformations que l’être humain a imposé à son environnement et à lui-même. Elles ne sont donc pas la caractéristique d’un mode de production particulier mais sont propres à l’essence même de l’être humain. Néanmoins il est important de rappeler que  ces découvertes se sont toujours faites dans un contexte historique déterminé et donc selon des modalités économico-politico-sociales données.

Il est important de rappeler ces éléments lorsqu’on parle des innovations et transformations mises en œuvre sous le mode de production capitaliste.

Deux questions viennent naturellement à l’esprit lorsqu’on évoque le caractère « progressiste » ou décadent du capitalisme. La première concerne la notion même de progrès. Une innovation est-elle un progrès, celui-ci contenant intrinsèquement une valeur presque morale d’un « plus positif » ? Et sommes-nous toujours d’accord de parler, comme nous l’avons fait dans le passé, d’une division de l’évolution du mode de production capitaliste en deux phases, l’une « progressiste » et l’autre, de « décadence » ? Ces caractérisations morales s’appliquent-elles au capitalisme ; peut-on distinguer aussi facilement des phases aussi antagonistes ; quelle est l’implication sous-jacente de considérer un système dans sa phase de décadence par rapport aux perspectives de changement de mode de production ? Voici les trois questions que je me propose d’aborder dans cette contribution.

Et donc, commençons par le progrès… Quand on pense au progrès, on ne pense pas seulement à la nouveauté mais à l’avancée, au fait d’aller plus loin, de se développer. Et il est difficile de penser l’avancée sans penser le recul. Aussi, progrès et décadence sont-ils liés, comme le sont l’ombre et la lumière. Parler de progrès, ça implique que l’histoire a un sens, que celui-ci va dans la direction du « mieux ». Au contraire, lorsqu’on évoque la décadence, elle convoque immédiatement toutes les images de la perte, de la déchéance, du recul, de la chute. Et on peut se demander si ces notions d’ascendance/progrès et de décadence/chute se sont appliquées aux autres modes de productions historiques : la préhistoire, l’antiquité, la féodalité ou si elles ont été utilisées essentiellement pour caractériser le mode de production capitaliste. Et donc, lorsque le capitalisme se déclare progressiste, n’est-ce pas là la récupération, à des fins idéologiques, du mouvement éternel d’innovation, de transformation impulsé par l’être humain depuis l’aube de l’humanité ? Comme si la conclusion implicite à tirer revenait à dire : « le capitalisme, c’est bien », c’est lui qui donne un sens positif à l’histoire… Et, bien sûr, la suite de cette idéologie est de vouloir défendre bec et ongle, maintenir à tout prix un système tellement positif pour le développement de l’humanité.

Lorsque certains éléments révolutionnaires évoquent l’idée de décadence, ça implique que le système aurait eu une raison d’être historiquement dans l’histoire du développement des conditions de vie de l’être humain, puis qu’elle cesserait d’en avoir, qu’elle appellerait ainsi presque naturellement l’avènement d’un autre système.

Alors, sommes-nous vraiment bien d’accord avec cette vision ? Est-ce la décadence d’un système qui justifie la nécessité de penser les perspectives autrement ou la prise de conscience, par l’être humain, de la nécessité de transformer les rapports de production/consommation, politiques, sociaux pour que puisse s’épanouir l’essence de son humanité ?

Et donc, tout naturellement, la question à se poser est de savoir si le mode de production capitaliste (MPC) est réellement cet environnement progressiste – c’est-à-dire donnant à l’histoire de l’humanité un sens positif – ou si le développement des forces productives, les innovations technologiques, scientifiques, sont à replacer dans le cadre de la dynamique de fonctionnement de ce système. Poser la question est, pour moi, y répondre…

Et quelle est cette dynamique de fonctionnement du MPC ? Il s’agit d’un rapport économique, politique et social global dont le but est de produire de la Valeur et toujours plus de Valeur. Cette valeur est produite par la main-d’oeuvre humaine – le capital variable – grâce à laquelle est extorquée la plus-value. Celle-ci sera partiellement réinvestie dans le nouveau cycle de production, faisant du système de production capitaliste un système en perpétuelle recherche d’expansion. Son but n’est pas de produire pour le bien de l’humanité mais pour produire de la Valeur dans une logique d’expansion permanente, et ce au moindre coût. Et produire au moindre coût implique une exploitation violente de l’environnement, des ressources naturelles et humaines. Toutes les innovations technologiques, scientifiques… se font donc dans ce contexte et selon cette logique dans le MPC.

Lorsqu’il parle de la création au sein de la société capitaliste, voici comment Marx la décrit, dans ses Manuscrits de 1844 :  « Tout homme s’applique à créer pour l’autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nouvelle dépendance et le pousser  à un nouveau mode de jouissance et, par suite, de ruine économique. Chacun cherche à créer une force essentielle étrangère dominant les autres hommes pour y trouver la satisfaction de son propre besoin égoïste. Avec la masse des objets augmente donc l’empire des êtres étrangers auquel l’homme est soumis et tout produit nouveau renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel. »[1]  Et, plus loin : « Moins tu es, moins tu manifestes ta vie, plus tu possèdes, plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules de ton être aliéné. Tout ce que l’économiste te prend de vie et d’humanité, il te le remplace en argent et en richesse et tout ce que tu ne peux pas, ton argent le peut. (…)Mais lui qui est tout cela, il n’a d’autre possibilité que de se créer lui-même, de s’acheter lui-même, car tout le reste est son valet et si je possède l’homme, je possède aussi le valet et je n’ai pas besoin de son valet. Toutes les passions et toute activité doivent donc sombrer dans la soif de richesse. »[2]

Voici décrit le contexte dans lequel, sous le règne du MPC, s’effectue l’activité humaine. Et on ne peut séparer l’innovation scientifique, technologique… de ses implications économiques en terme  de profit ou de suprématie à tout prix dans la concurrence faisant rage entre producteurs.

Alors, au regard de tout ceci, peut-on parler d’une phase « progressiste »   dans l’évolution du MPC?

Du point de vue de l’être humain comme être générique, global, avec ses besoins humains, je ne le pense pas. Parce que, si le système capitaliste – comme d’ailleurs toutes les périodes historiques qui l’ont précédé – a connu une série d’innovations et de découvertes, la manière dont celles-ci ont été produites, puis  utilisées n’a pas toujours représenté un « progrès » dans le sens du développement de l’essence de l’être humain. En cela, il me semble plus clair de parler d’un système en perpétuelle transformation et dont les innovations se font sous la logique de l’expansion économique du MPC. Depuis son avènement, ce système est donc caractérisé à la fois par l’innovation et  la destructivité qui l’accompagne. L’une ne va pas sans l’autre !

Le développement sans précédent des forces productives s’est fait au prix de l’exploitation féroce et directe de la main d’œuvre, réduisant celle-ci à la misère sociale et morale, l’exposant , en fonction des besoins de la production, à l’ignorance,  aux accidents du travail et aux maladies professionnelles ; et si les formes d’exploitation sont devenues, aujourd’hui, et dans les pays dits développés,  plus discrètes que celles forçant les ouvriers – femmes et enfants compris – à travailler 12 heures d’affilée, elles n’en sont pas moins aussi implacables. Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter les chiffres des suicides et consommations diverses de produits anti-dépresseurs ou des divers anesthésiques de la pensée.

Les domaines de la recherche technologique, scientifique, médicale,… sont, eux aussi soumis aux impératifs économiques. Ne sont développés que ceux envisagés comme potentiellement « rentables » ou capables de remettre rapidement une main-d’œuvre au travail. Les autres sont abandonnés puisqu’ils ne présentent pas d’intérêt pour le développement capitaliste.

La production de biens innovants se fait, depuis toujours, au prix d’une exploitation des ressources naturelles, d’une dégradation environnementale et climatique dramatiques pour la survie de l’humanité.

Et nous pourrions poursuivre la liste…

La notion de progrès, si on se place du point de vue de l’humanité, c’est-à-dire le sens positif que l’on donne à l’histoire, ne peut dépendre que de la conscience accrue que les êtres humains auront de leur humanité et donc, de la manière dont les moyens de production pourront se mettre au service de cette humanité. Alors que le MPC, lui, a mis l’humanité au service de son développement. Ce n’est pas la décadence d’un mode de production qui donne une perspective de nouveau mode de production, mais bien l’être humain dans la conscience qu’il a de lui-même comme  être collectif.

Alors, en guise de conclusion, je ne peux résister à évoquer ce poème de Victor Hugo. Car, déjà…

Ce que vous appelez dans votre obscur jargon :

-Civilisation- du Gange à l’Orégon,

Des Andes au Tibet, du Nil aux Cordillères,

Comment l’entendez vous, ô noires fourmilières ?

De toute votre terre interrogez l’écho.

Voyez Lima, Cuba, Sydney, San Francisco,

Melbourne. Vous croyez civiliser un monde

Lorsque vous l’enfiévrez de quelque fièvre immonde,

Quand vous troublez ses lacs, miroirs d’un lieu secret,

Lorsque vous violez sa vierge, la forêt ;

Quand vous chassez du bois, de l’antre, du rivage

Votre frère aux yeux pleins de lueurs, le sauvage,

Cet enfant du soleil plein de mille couleurs,

Espèce d’insensé des branches et des fleurs,

Et quand, jetant dehors cet Adam inutile,

Vous peuplez le désert d’un homme plus reptile,

Vautré dans la matière et la cupidité,

Dur, cynique, étalant une autre nudité,

Idolâtre du dieu dollar, fou qui palpite,

Non plus pour un soleil, mais pour une pépite,

Qui se dit libre, et montre au monde épouvanté

L’esclavage étonné servant la liberté !

Oui, vous dites :- voyez, nous remplaçons ces brutes ;

Nos monceaux de palais chassent leurs tas de huttes ;

Dans la pleine lumière humaine nous voguons ;

Voyez nos docks, nos ports, nos steamers, nos wagons,

Nos théâtres, nos parcs, nos hôtels, nos carrosses !-

Et vous vous contentez d’être autrement féroces !

Vous criez :- contemplez le progrès ! Admirez !-

Lorsque vous remplissez ces champs, ces monts sacrés,

Cette vieille nature âpre, hautaine, intègre,

D’âmes cherchant de l’or, de chiens chassant au nègre,

Quand à l’homme lion succède l’homme ver,

Et quand le tomahawk fait place au revolver !

 

Victor Hugo (1802-1885)

« Toute la Lyre » (posthume)

Albin Michel MCMXXXV

« Le 1 » (20 juin 2018)

 

                                                                                              Lejardinier

                                                                                              Septembre 2021

 

[1] K. Marx : « Manuscrits de 1844 » - Ed. Sociales – Paris 1972 ; p. 100

[2] Idem p. 103

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