Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

« Le principal défaut de tout matérialisme jusqu’ici (…) est que l’objet extérieur, la réalité, le sensible ne sont saisis que sous la forme d’Objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine sensible, en tant que pratique, de façon subjective. C’est pourquoi en opposition au matérialisme l’aspect actif fut développé de façon abstraite par l’idéalisme, qui ne connait naturellement pas d’activité réelle, sensible comme telle. » [1]

« La production des idées, des représentations et de la conscience est d’abord directement et intimement mêlée à l’activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle » [2]

Le but de cette contribution est de revenir sur l’acte  comme agent de transformation du monde et élément participant à la prise de  conscience politique du prolétariat.

En effet, par le passé, nous avons souvent entendu et répété cette mise en garde de ne pas faire « l’apologie du mouvement pour le mouvement ». Ceci ayant pour conséquence, d’une part,  de faire une séparation entre conscience comme processus de pensée et acte et, d’autre part, de considérer que l’acte posé par le prolétariat en mouvement était vide de sens s’il n’était accompagné d’une formulation d’idée marquant une évolution dans la conscience politique.

Tout ceci nous renvoie à des notions comme celle de praxis (je reviendrai ultérieurement sur ce terme), mais aussi vient questionner le sens d’une série de pratiques alternatives qui sont autant d’actes de remise en question des modes de production, de consommation et de distribution propres au capitalisme. Par le passé, nous avons considéré que ces pratiques n’avaient pas de contenu critique, ne s’inscrivaient pas dans une perspective de remise en question du mode de production capitaliste (MPC). Nous les voyions donc uniquement caractérisées par leurs manques,  leurs illusions et  leurs limites, sans en comprendre la dynamique et les potentialités en tant qu’actes de  questionnement et de transformation du monde.

Ceci amène plusieurs questions :

  • La première concerne le lieu de la contestation du MPC. Nous avons toujours considéré que les luttes ouvrières, sur les lieux de production,  devaient constituer le fer de lance, la partie la plus clairvoyante du mouvement social de contestation. Tout autre forme de contestation devait, finalement, se raccrocher aux luttes ouvrières collectives, sous peine de se diluer dans la pensée petite-bourgeoise.
  • La deuxième concerne la « récupération » des tentatives de remises en question.
  • La troisième touche à ce que nous avons appelé « la recomposition » du prolétariat – considérant, à mon avis, à tort – que ce prolétariat était donc « décomposé ».
  • La quatrième question concerne l’acte proprement dit. Quand est-il porteur de potentialités transformatrices, et quand n’est-il que l’évacuation stérile de la colère, de la frustration ?

Le MPC, nous le savons, est un système vivant, comme tous les systèmes. Il se transforme au fur et à mesure du développement de ses forces productives, des formes de création de la Valeur et tout cela entraîne l’adaptation des institutions et des classes sociales. Pour moi, le prolétariat n’est donc pas dans un mouvement de décomposition/recomposition mais subit la transformation imposée par l’évolution  du MPC. Les grandes usines, lieux de concentration de milliers d’ouvriers ont déserté le centre du capitalisme pour se retrouver à sa périphérie. Les ouvriers des régions les plus développées sont devenus des techniciens capables d’utiliser les technologies nouvelles dans des usines de production toujours plus robotisées. Le prolétariat ne se limite plus aux seuls ouvriers actifs directement dans la production. Cette production, complexifiée, englobe des travailleurs dont l’activité participe de façon indirecte mais pourtant nécessaire à cette production. Le prolétariat englobe ainsi des couches de travailleurs qui ne sont pas des ouvriers, qui ne sont pas pris dans les liens physiques du travail (comme à l’usine), qui constituent une partie de la classe exploitée, paupérisée, précarisée, avec ou sans travail.

A côté de cette masse prolétarienne, on trouve une frange de population qui s’exclu volontairement du fonctionnement habituel du système capitaliste. Elle ne se trouve donc pas uniquement exclue par un manque de formation/adaptation au marché du travail, par le chômage mais s’exclu dans un mouvement qui est déjà, en soi, une contestation et un rejet du système en place. Il est difficile de caractériser cette frange de population en termes de classe. Si on s’en tient à une définition extrêmement générale du prolétariat, à savoir qu’il s’agit de la classe n’ayant que sa force de travail à vendre pour assurer sa subsistance de base, on peut y inclure ces exclus volontaires. Néanmoins, il serait important de préciser davantage cette définition du prolétariat.

La diversité de ces mouvements (les squatters « engagés », les habitants de communautés marginales pratiquant agriculture, échanges de savoirs, de services  et d’objets, tentant de vivre en autarcie, de rejeter l’usage de l’argent, de développer l’économie de la réparation et de la récupération…) correspond à la diversité de la vie humaine. L’humain, dans la société, doit se loger, manger, se fournir en  objets divers. Et c’est cette diversité qui donne lieu à une réflexion et à des tentatives de développer d’autres manières de faire qui, si elles sont chargées de l’illusion qu’on peut « vivre autrement » dans le MPC, n’en sont pas moins des rejets des pratiques s’inscrivant dans la logique du MPC et des tentatives de vérifier qu’une autre société est possible, communauté   où l’humain aurait d’autres rapports sociaux, un autre rapport à la nature et à son environnement. On a déjà connu l’existence de communautés et de tentatives d’autres pratiques de vie dans le passé. Par exemple, on peut penser au mouvement hippie des années 1970. Néanmoins, je pense que les dynamiques de création de telles communautés n’émergeaient pas des mêmes questionnements qu’aujourd’hui. Les années 70 étaient colorées par toute la dynamique de mai 68 et d’un refus du carcan social et moral encore très présent et rejeté par les jeunes. Elles étaient teintées également d’une volonté de vivre dans la « liberté » et l’insouciance. Les regroupements actuels sont davantage le fruit de l’angoisse suscitée par l’absence de perspective offerte par le capitalisme, par le constat de son côté destructeur, inhumain et ce, de manière plus globale, comme système à part entière.  

Une question qui se pose donc aujourd’hui est celle de la potentialité de ces actions. Peut-on les considérer comme des outils dans le processus de prise de conscience ? Pour moi, la réponse est oui. Nous avons souvent critiqué les luttes, les manifestations de contestations diverses, les pratiques alternatives, parce qu’elles ne formulaient pas de remises en question générales, théoriques. «Ce mouvement ne remet pas en question la loi de la Valeur ». Mais que voulions-nous dire avec ce genre de critique : n’avions-nous pas l’attente que les mouvements expriment les positions théoriques qui sont les nôtres, formulent d’emblée la perspective de création d’une nouvelle société?  

Cette vision critique des mouvements n’était-elle pas une démarche idéologique plus que matérialiste, puisqu’elle semblait considérer que l’avancée de la conscience découlait d’une mise en mots des questions de fond inhérentes au capitalisme et que l’expérience du mouvement collectif n’était qu’un passage devant aboutir à ces formulations ? Or, je pense qu’il n’est pas correct d’envisager le processus de prise de conscience autrement que comme une praxis. C’est-à-dire, comme une pensée agissante et comme des actes créateurs de pensée. On peut ainsi dire, avec Marx, que « La coïncidence de la transformation du milieu et de l’activité humaine ou de la transformation de l’homme par lui-même ne peut  être saisie et comprise rationnellement que comme praxis révolutionnaire ». [3] Et comme le dit Hannah Arendt, « Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre (comme l’indique le grec archein, « commencer, « guider » et éventuellement « gouverner ») mettre en mouvement (ce qui est le sens original du latin agere) ».[4] Et l’acte peut amener des choses inattendues, comme le dit, à nouveau H. Arendt : « Le fait que l’homme est capable d’action signifie que de sa part on peut s’attendre à l’inattendu, qu’il est en mesure d’accomplir ce qui est infiniment improbable ».[5]

Un bref passage par les théories psychanalytiques nous apprend que l’acte a deux fonctions. Il peut constituer une simple décharge de la tension interne, c’est ce qu’on appelle le « circuit court » qui ne donne lieu à aucune transformation psychique, aucune élaboration. Mais il a une fonction bien plus intéressante, c’est celle d’être une première mise en forme et un véhicule de communication. Nous savons que les processus de symbolisation de nos vécus, de nos expériences, de nos désirs… sont pluriels : on parle de symbolisation de chose, d’action et de mot.

De la même manière, sur le terrain de la contestation, l’acte peut être une simple décharge de colère, de besoin de casser pour extérioriser les tensions internes. Ici, on peut parler du « circuit court » qui coupe toute possibilité d’élaboration et ne débouchera probablement sur aucune prise de conscience. Ou bien, il peut être la mise en forme d’une pensée non encore formulée et qui trouve à s’exprimer dans l’acte, dans la pratique de la vie. Elle est donc porteuse d’une élaboration possible, ouvrant à des associations de pensées et d’actions inattendues, comme le dit Arendt.

Mais un auteur comme Vaneigem va plus loin lorsqu’il évoque les pratiques alternatives :  « L’occupation d’un lopin de terre où les habitants retrouvent le goût de vivre et révoquent le mal-être de l’aliénation quotidienne se trouve de facto investie d’une capacité de dissuasion que l’intention répressive des Etats et des mafias ne saurait ignorer ».[6] « La suprématie de la vie restera  une abstraction aisément récupérable si nous n’ancrons pas notre combat dans l’existence concrète, matérielle, corporelle »[7] Ainsi, pour lui, l’acte n’est pas une simple mise en forme de la contestation, de la recherche de pratiques et de perspectives nouvelles, mais constitue l’outil menant au développement d’une société nouvelle. « Envisager comme un défi la création d’une société radicalement nouvelle ne fait qu’amplifier la démesure de l’entreprise et contribue de la sorte à la vouer à l’échec. En revanche, la perception du projet diffère du tout au tout si son angle d’approche est celui du paysan zapatiste, de l’occupant d’une libre terre, de quiconque se laisse guider par la curiosité et retrouve l’innocence de l’enfant, affranchi du carcan scolaire. » [8] « L’abolition de la compétition, de la concurrence, de l’appropriation, de l’échange, du réflexe de prédation, de la séparation et de l’exil de soi, je ne la fonde pas sur une éthique, je la confie à son dépassement. Seul l’apprentissage d’un style de vie nous affranchira des servitudes de la survie (…) ».[9]

Je ne suivrai pas  Vaneigem dans la totalité de sa pensée, c’est-à-dire, si je comprends bien les implications implicites de ce qu’il dit,  de faire une séparation entre pensée et action, ni dans la défense des paysans zapatistes. Néanmoins, je trouve qu’il ouvre une question fondamentale qui est  celle de l’expérimentation, c’est-à-dire l’engagement corporel et psychique,  comme porteuse de transformation réelle et mise en perspective.

Un dernier élément concerne la « récupération » de toutes ces praxis, de toutes ces tentatives de remise en question des modes de vie dans le rapport social, économique et politique qu’est le MPC. Nous avons souvent eu la tendance à condamner un mouvement, une initiative, … parce que, finalement, elles n’arrivaient pas à maintenir leur dynamique de contestation de manière durable. Elles n’arrivaient pas à poursuivre leur développement dans le sens d’un élargissement des remises en question du MPC. Elles ne restaient pas autonomes dans leur dynamique de questionnement. Tous ces constats nous amenaient à effectuer un retour en arrière et à considérer que, si tous les éléments que je viens de citer n’advenaient pas, c’est que le mouvement n’était pas digne d’intérêt puisqu’il était « récupéré » par une fraction quelconque de l’appareil idéologique de la classe dominante. Il s’agit là d’un curieux jugement sur les actions du prolétariat. Parce qu’on se trouverait ainsi avec l’idée que, dans cette période historique qui est celle de la prise de conscience prolétarienne mais pas celle d’une révolution en train de se dérouler, et donc, celle d’une société capitaliste  dominée par sa classe, le prolétariat pourrait poursuivre ses actions et réflexions critiques en toute indépendance. Ce serait également oublier que le MPC est constitué de deux classes sociales antagoniques, et que la classe dominante, pour perpétuer la vie et le fonctionnement de son système, utilise tous les moyens possibles, qu’ils soient ceux de l’idéologie ou de l’exercice de la violence directe, pour arrêter le prolétariat dans l’expression de son antagonisme de classe. L’expression prolétarienne ne peut se concevoir, et ce jusqu’au processus de construction d’une société non capitaliste, que comme une série de ruptures, de confrontations que la classe dominante tentera de museler. En ce sens, toute action prolétarienne, toute tentative de remise en question du MPC est destinée, après un moment plus ou moins long,  à être vidée de son contenu critique par la classe dominante. Tant que le prolétariat restera une des classes du MPC, tant que le prolétariat ne se constituera pas en communauté humaine, dégagée de son assignation  de classe exploitée, tant qu’il ne sera pas majoritairement la communauté à la manœuvre politique, ses actions se termineront toujours par l’arrêt, l’échec, la répressions. Ce qui n’implique, en aucune manière que ces arrêts formels marquent un arrêt de la poursuite du questionnement critique et politique, bien au contraire. Parce que c’est le constat de l’échec qui pousse à la question de l’élargissement de l’action et de la critique.

Pour conclure, je pense que nous devons revisiter toute une série de nos conceptions concernant le développement de la conscience de classe.

Ne voir, dans les luttes ouvrières, que le  creuset unique de développement de la conscience me paraît incorrect parce que ne reflétant pas la diversité de la composition du prolétariat et de la classe exploitée. Par parenthèse, les définitions du « prolétariat transformé » ainsi que  la différence entre « prolétariat » et « classe exploitée » doivent, à mon avis, faire l’objet de discussions ultérieures. Nous restons trop flous sur le contenu de ces concepts.

Dans les pays où les grandes concentrations ouvrières ne sont plus les lieux de rassemblement des prolétaires, on assite à un déplacement de la contestation. La rue, l’espace public, et aussi l’espace de la vie humaine deviennent le terrain du refus d’aspects du fonctionnement capitaliste.

Condamner les actes tendant vers la perspective d’une société différente, parce qu’ils seraient porteurs de l’illusion que des pratiques différentes seraient possibles au sein du MPC,  me semble tout aussi incorrect. Parce que ce n’est pas voir la dimension expérientielle du processus de prise de conscience. Ce n’est pas voir, non plus, les potentialités contenues dans ces pratiques alternatives. Car, oui, tenter de vivre dans l’échange – échange basé sur le besoin du moment et non sur la valeur du service ou de l’objet fourni – me semble bien contenir une remise en question de la différence entre valeur d’usage/valeur d’échange ; tenter d’instaurer une économie de récupération/réparation me semble contenir un refus de la logique de la surproduction/surconsommation et ce n’est pas un retour au passé ou à l’homme des cavernes, comme on l’a déjà entendu ; occuper des immeubles restés vides parce que, financièrement, leur location n’est plus intéressante pour leur propriétaire, me semble une remise en question du fait que tout est pris dans la logique de la marchandisation. Et on pourrait continuer…

L’acte concret, matériel, expérientiel est donc un élément fondamental de la création d’une perspective de société nouvelle.

 

                                                                                               Lejardinier

                                                                                               Décembre 2020

 

 

 

[1] « Thèses sur Feuerbach » in « L’idéologie allemande » p. 23 – Marx (Engels) Ed. sociales 1972

[2] Idem p. 50

[3] Idem in « Œuvres III philosophie » Marx p. 1031 – Ed. La Pléiade Gallimard 1982

[4] « Condition de l’homme moderne » Hannah Arendt p. 233 – Calmann-Lévy 1983

[5] Idem p. 234

[6] « Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande » Raoul Vaneigem p. 119 – Ed. Payot & Rivages Paris 2018

[7] Idem p. 120

[8] Idem p. 124

[9] Idem p. 129

Tag(s) : #Utopies ?
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :